Ceux qui achetaient des obligations semblaient certains de leurs bénéfices. Les marchés ont donc commencé à acheter des obligations en masse. L’annonce du programme de « QE » a pour ainsi dire eu l’effet d’une prophétie autoréalisatrice : les taux ont commencé à baisser avant même que la BCE procède aux rachats de soutien annoncés. Le taux allemand à 10 ans est passé de 0,52% au 21/01 (le jour précédant l’annonce du programme de « QE ») à 0,31% au 9/3, le jour où la BCE a entamé ses rachats. Mais les taux ont poursuivi leur descente et les prévisions selon lesquelles le taux allemand à 10 ans pourrait passer en négatif se sont faites de plus en plus nombreuses.
Ces prévisions étaient principalement alimentées par l’idée que les rachats de soutien en masse effectués par la BCE « assècheraient » le marché : les obligations allemandes disponibles étaient tellement peu nombreuses que les rachats de la BCE ne pouvaient pratiquement avoir pour effet que de faire passer le taux sous la barre du zéro. Mais ces prévisions reposant sur les flux de rachat ont semblé se heurter de plus en plus à l’état fondamental de l’économie. En effet, ces facteurs fondamentaux ayant incité le programme de « QE » ont commencé à se normaliser progressivement. D’aucuns se sont alors demandé sur les marchés si la BCE ne ralentirait pas – voire n’interromprait pas – son programme plus tôt que prévu.
Le premier facteur à changer a été l’évolution des prix du pétrole. Après avoir chuté de 100 USD/baril à 50 USD/baril au second semestre de 2014, les analystes ont affirmé que le grand déséquilibre fondamental entre l’offre et la demande de pétrole déboucherait sur une baisse encore plus importante, avançant même le chiffre de 30 USD/baril.. Bien au contraire, après avoir atteint un creux au début de cette année, les prix du pétrole ont recommencé à grimper pour atteindre 60 USD/baril. Et il semble depuis lors que les prix pourraient se stabiliser à ce niveau. En effet, pratiquement tous les projets d’investissement dans l’extraction de pétrole de schiste aux États-Unis sont au point mort à défaut d’être rentables sous la barre des 80 USD. De nombreuses entreprises de ce secteur ont même disparu !
L’un des principaux facteurs derrière l’abondance de pétrole ayant alors disparu, le marché pouvait se mettre en quête d’un nouvel équilibre. Ceci s’est à son tour traduit par une correction des prévisions en termes d’inflation : les prix du pétrole s’étant stabilisés, la crainte d’une déflation s’est peu à peu dissipée. À juste titre, comme en témoignent les chiffres. L’inflation belge, qui n’atteignait encore que -0,65% en janvier, est remontée à 0,56% en mai. Enfin, la croissance européenne a semblé elle aussi se reprendre. Tandis que l’on prévoyait une croissance limitée à 1% en début d’année, les analystes tablent désormais – après un bon premier trimestre – sur une croissance comprise entre 1,4 et 1,5%. C’était à son tour suffisant pour faire également baisser l’inflation de base (c’est-à-dire l’inflation sans tenir compte des prix volatiles de l’alimentation et de l’énergie), ce qui a encore réduit la crainte de déflation.
Les investisseurs se mettaient donc à payer pour pouvoir exercer le privilège de confier leur argent au pays le plus solvable du monde ! Le taux allemand à 10 ans a atteint un plancher de 0,05% le 20 avril. C’est là que l’élastique a cassé : les marchés ont pris conscience qu’un niveau des taux aussi bas ne pouvait se justifier que dans un scénario de poursuite de la récession caractérisé par une déflation persistante en Europe, scénario qui pouvait être jeté à la corbeille compte tenu des développements réels. Est alors subitement apparue une véritable vague de ventes qui a fait plonger le prix des obligations en un rien de temps. En quelques jours à peine, le taux allemand à 10 ans est remonté à 0,7% et 400 milliards EUR en termes de valeur obligataire sont partis en fumée à travers le monde.
Cela pose-t-il un problème au siège de la BCE à Francfort ? La réponse à cette question est double. La remontée des taux ne pose pas problème si le mouvement ascendant des taux constitue une adaptation logique à l’amélioration des chiffres fondamentaux. Ce serait même plutôt sain à long terme. Mais un autre aspect de cette remontée des taux n’aura pas manqué de susciter des craintes à Francfort. Le caractère particulièrement abrupte du mouvement des taux témoigne en effet de ce que la liquidité du marché laisse fortement à désirer et confirme ce que de nombreux observateurs du marché supposaient depuis longtemps : dans l’empressement à rendre le système bancaire plus sûr, les exigences en termes de fonds propres nécessaires pour garder un « trading book » ont été renforcées à ce point qu’il est devenu impossible aux banques de racheter les obligations vendues en masse par les investisseurs. …
Le marché obligataire pourrait devenir très volatile par à-coups à l’avenir et le risque de variation des prix pourrait être transféré des banques vers leurs clients. Dès lors, ces derniers exigeraient une prime de risque plus élevée, ce qui rendra le financement par le marché obligataire plus onéreux. L’investisseur doit se rendre compte que le marché obligataire ne ressemblera plus aux eaux calmes dans lesquelles il pouvait naviguer autrefois. Vous voilà donc prévenu !